Au début des années 1990 on prenait encore le train avec le plaisir de naguère, et l’impatience de jadis. Puis la mise en concurrence de toutes les choses par toutes les choses, la mise en marchandise totale et sans reste, est venue tout briser jusque sur les rails et dans l’intérieur des trains. Aux guichets, les hôtesses ont appris le sourire automatique et standard, le sourire moderne, elles récitent les formules de la politesse forcée et surveillée de tous les secteurs de la concurrence. Les campagnes de publicité sont devenues arrogantes, vulgaires, peut-être les plus vulgaires de France, parce que la SNCF aujourd’hui, pour devenir « moderne », avait à assassiner ce que fut la SNCF jadis. On vit alors s’afficher, mars 2006, sur les murs des villes une campagne publicitaire dont le ressort, pour vendre des billets d’avion vers les Amériques et l’Asie, était de plonger dans l’humiliation les petits villages de la France que l’on dit profonde : « Saint-Gapour » ou « Nouillorc ». On ne rêvait pas ; le slogan était bien : « Heureusement que nous ne vous proposons pas que le train. SNCF. » Le train dont la mission avait été jadis de relier petits pays et villages entre eux, le train utilisait cette fois tout le grotesque projeté sur ces lieux perdus, pour mieux vendre des billets d’avions vers New York et Singapour.

Loin des cheminots et de tous ceux pour qui le train est une machine magnifique, l’engin de la puissance, du traversement, de l’expulsion, le gros vecteur technique du désir transsibérien, quelques concepteurs, ingénieurs, commerciaux, designers d’ “idées”, créateurs de “concepts”, sophistes vains, sortaient ce slogan qui mettait à l’envers le sens même de la SNCF et des trains de jadis. Cette campagne publicitaire insultait à pleine voix, sans détour, le métier des cheminots, gens du train, hommes des rails, elle humiliait leurs machines, leurs gares, leurs casquettes. La SNCF leur disait en grosses capitales et sur des panneaux immenses qu’ils étaient des has been, des ratés, ringards irrécupérables, avec leurs gares de sous-préfectures minables, leur corail sans clim, leur compostoires attardés, et leurs poinçons même pas électronisés ; qu’on allait vendre, à la place, des billets d’avions pour New York ; que la SNCF serait là pour faire de l’argent, des voyages aux Amériques, ou les gros TGV intercity, et puis que tout s’alignerait sur la concurrence, le client, la marchandise, la mode, les Paris-Marseille à 20 euros, la flexibilité. Et que l’avenir, enfin, commençait… A la SCNF comme ailleurs, on allait être (enfin) résolument moderne…

Nous n’avons pas vu pleurer de cheminots, mais nous avons senti en eux la montée d’un dégoût immense, irrépressible, salutaire. La SNCF d’il y a à peine dix ans disait encore : « A nous de vous faire préférer le train ». Et si l’on trouve parfois, au hasard d’un vieux corail, certaines pancartes de cette campagne d’un autre temps, on mesure avec précision le virage pris — et la vitesse à laquelle il fut pris. Il faut lire alors : « A la SNCF de vous faire préférer ce qui lui rapporte le plus » ; peu importe (pour elle) que ce soit des billets d’avions, des voitures de location, des chambres d’hôtel, et pourquoi pas (du moment que ça reste rentable) un Rennes-Le Mans en train… si vraiment vous voulez prendre le train…

Longtemps, nous avons aimé le train. L’attendre, le prendre, le regarder passer, en descendre en gare inconnue, y monter en grands groupes, s’y installer en meutes ; nous avons aimé les vieux coraux à compartiments, nous avons aimé les petits TER, et jusqu’au nez des TGV bleus cinglant contre les pluies d’ouest. Nous avons aimé le spectacle — ressassé — des quais, chialeries, décompositions de visages, façades-marbre, etc. Nous avons aimé le bruit des compostoires, l’agitation des départs sur les marchepieds, les valises trop vastes se cognant dans les portières, les échanges d’insultes entre voyageurs, les bourrades des pressés — les sourires des heureux qui partaient pour le grand Ouest, pour le Nord, ceux qui allaient plein est en été. Les dimanches soirs, lourds, quand les étudiants repartent à la ville. Les grands-mères à sacs interminables, qu’on hissait à plusieurs jusqu’au wagon des deuxièmes. Les gares parisiennes au quinze août. Nous avons aimé à la passion les TER du petit jour, qui partent de Lille-Flandres pour le bassin minier, même celui de 5h47 pour Lens, via Libercourt, Pont-de-Salaumines, Corons-de-Méricourt… Les banquettes crevées au couteau et grevées d’une parole d’amour au marqueur, indélébile, noir ; le pli serré et orange des rideaux de corail ; l’arrêt intempestif en gare La Souterraine, pour réparation sans cause ; ce corail vers Limoges qu’en 1997 encore, P. Chéreau parvient à filmer (à la vie, à la mort). Nous avons aimé les cheminots qui palabrent sur les quais ; nous avons aimé jusqu’aux contrôleurs à casquettes, les polis ou joviaux, les bonhommes, les accommodants… Nous avons aimé, jadis, ces gens parce qu’ils aimaient leurs machineries, câbleries et engins, trains de jadis — eux qui, peut-être, les aiment encore. Jadis, déjà ?

* * *

Jadis, nous étions des voyageurs. Nous voilà « clients ». Nous avons face à nous des prestataires de services. Leurs sourires sont devenus faux. Aux guichets, jadis, seuls quatre guichetiers sur cinq souriaient. Mais le sourire des quatre étaient vrais, et le cinquième n’avait seulement pas l’âme à sourire cette fois ou était un sinistre ; et alors ? Aujourd’hui, 100% des « agents » sourient ; ils sont « à mon service ». Ils sourient et leur sourire, fabriqué et surveillé, effraie. Nous préférions quand nous étions voyageurs. Qu’avons-nous gagné à devenir clients ? Des réductions exceptionnelles, des week-ends de rêve, des hôtels compris, des points s’miles, des… dont nous ne voyons jamais le jour. Jadis, nous payions au kilomètre ; quoi de plus juste ? Aujourd’hui, la SNCF nous fait des offres, qui sont exceptionnelles et se répètent chaque semaine : 20 euros, Paris-Rouen aller-retour ; 20 euros Paris-Marseille. Mais 120 euros aller-retour, quand dans l’urgence il vous faut faire un Paris-Rennes.

Il n’y aurait vraiment que les imbéciles pour ne pas en profiter. Alors nous passons du temps sur Internet pour dénicher l’offre ; surtout, ne pas être le seul à payer le prix fort, ne pas être en reste ; ne pas payer pour les autres. Entendez la conversation moderne : telle personne, rentrée de voyage ; la première chose qu’elle dira : « Nous avons eu des billets à 20 euros ». Ce sont les vingt euros qui l’ont conduite là ; pas son désir, fait prisonnier.

* * *

Jadis, nous payions au kilomètre. Jadis, nous faisions des voyages. La distance était belle. Les cheminots ne sont pas les complices de cette chute. Ils aimèrent le train, comme jadis nous l’avons aimé. Il se peut même que leur amour — plus fort, plus résistant, car il soutient jusqu’à leur vie — perdure. Alors nous pensons à eux et leur disons notre soutien. Dans toute action de protestation véritable, qui saura poser la question à la hauteur même de la machinerie, nous serons à leurs côtés ; y compris s’il s’agit d’occuper les voies, les gares, les convois, les dépôts ; y compris s’il est nécessaire pour cela, avec eux, de taillader dans la câblerie ou de percer dans les réservoirs — jusqu’à ce que la SNCF soit restituée : aux cheminots et aux voyageurs. Si, dans l’esprit nouveau, la « modernisation » de la SNCF passe évidemment par l’éradication de la grève (service minimum, etc.), c’est bien parce que celle-ci est le moyen véritable de la réappropriation ; tous ceux-là l’ont très bien compris, qui, au nom du « service clients », s’affairent à sa destruction.

Partout où vous, cheminots, chercherez à reprendre votre dignité perdue, à reprendre les trains, les gares, les guichets, à ceux qui vous les ont pris, nous, voyageurs, serons avec vous, cheminots. Partout où vous vous battrez pour rendre les trains aux voyageurs, et briserez les dispositifs qui nous transforment en clients, et vous en petits marchands, nous serons à vos côtés, joyeux ; et prêts pour les occupations joyeuses des espaces reconquis. Tant pis si notre voyage, ce jour-là, échoue à cause de la grève. Ce sera la plus belle et la plus vraie des grèves : la grande réappropriation commune des trains par les cheminots et les voyageurs, la reconquête des engins, des voies, des câbleries, des tunnels, des ponts ! La grande réappropriation du voyage, et le beau désir d’aller !

Institut de démobilisation
Rennes, Besançon, Lille.
Novembre 2008
http://i2d.blog-libre.net
i2d@no-log.org

PS : Une chose encore… un aveu : il nous arrive très régulièrement désormais de soutenir les fraudeurs, et de frauder nous-mêmes, gaiement. Nous ne voyons plus aucun scrupule à le faire : la « SNCF » a atteint un tel niveau de vulgarité, nous avons cessé de respecter quoi que ce soit en elle, ne respectant plus que les cheminots qui se battent encore pour le train de jadis (et ceux-là mêmes, donc, en qui la « SNCF » voient ses ennemis). Si vous voulez nous arrêter, nous verbaliser, nous sortir de vos trains, vous nous reconnaîtrez facile : dans le compartiment, nous avons la tête de celui qui ne parvient pas à jouer son rôle de client jusqu’au bout. Nous avons gardé le visage ancien du voyageur qui va. Mais nous savons que certains cheminots, de même — et malgré le nouveau petit flicage auquel on cherche à les soumettre eux aussi — laissent également aller gaiement les voyageurs sans billets… Ils ont compris qu’entre les voyageurs, les cheminots, et les nouveaux cadres dynamiques de la SNCF « modernisée » (c’est-à-dire : adaptée au capitalisme infini), l’alliance était à faire entre les deux premiers ; l’ennemi, commun, étant les troisièmes.

Pareil discours, Messieurs-Mesdames-cadres de la SNCF, vous étonne ; vous dites : « c’est un discours minoritaire, marginal ; la preuve, à la télévision… » Mais Messieurs-Mesdames-cadres, c’est simplement que lors des grèves, lorsque TF1, France 2 et Europe 1, viennent tendre leurs micros pour nous faire dire tout le mal que nous pensons des cheminots, grévistes, syndicalistes, « connards qui s’opposent à la modernisation du pays, au progrès humain, au bonheur universel » (« bonheur universel », « progrès », « modernisation », signifient un peu comme : « enrichissement de quelques-uns »), notre effarement face à l’abjecte petite tâche qui est la leur est tel que nous allons fréquemment jusqu’à leur dire en face, micros ouverts, sans mots mâchés, ce que nous pensons d’eux et de vous. Vous comprendrez que ces réflexes, malheureux, rendent nos passages à la Télévision nationale assez rares. Pour le reste, soyez sans espoirs, nous sommes de plus en plus nombreux : vous ne détruirez pas le voyage — ni ce que voyager veut dire.