Garde à vue

Un. Puis sept. Un éclair. « Allez toi, tu viens avec nous. » Pas le temps de parer, juste une fraction de seconde pour réaliser. On m’éloigne de la « zone rouge » ; face contre sol, la bouche contre le macadam, les mains dans le dos. De suite, les menottes. Quelques petits coups vicieux placés discrètement, des torsions de poignet, pour le plaisir. Ils me gueulent un tas de tendres mots : « Donne ton bras! Tu ‘bouge pas, tu bouge pas ! ». Soulevé, ils m’amènent derrière le cordon des casqués, à l’abri des regards. L’un d’eux, tête de mannequin reconverti, me fixe dans les yeux pour m’intimider. « T’es anarchiste toi hein ? J’suis sûr que t’es anarchiste ». Bien vu ducon, mais je ne vais pas te faire le plaisir de confirmer. « Tu sais pourquoi t’es là ? Tu ’comprends pas hein ? ». Jouer les ahuris, quelques minutes encore. « On t’a vu, on t’a repéré, on t’a filmé ». Ne pas réagir, ne rien répliquer. « Ca t’amuse de balancer des pierres sur des pères de famille ? ». La classique…pauvres flics armés et en armure des pieds jusqu’à la tête, qui jouent aux victimes de la violence populaire. Envie de me marrer, mais impossible. Ils commencent à comprendre qu’ils ont arrêté une sorte de statue. Alors ils la bouclent, me déposent contre un mur et me foutent la paix.

A côté de moi, une dizaine de compères qui n’ont pas eu de bol. Ils ont en plus le malheur d’être bavards, par fierté. L’un d’eux, à peine seize piges, se fait chambrer par les deux cow-boys de service : « Alors, p’tit PD, tu fais moins le mariole maintenant que les copains sont plus là ! ». Il a le mauvais réflexe de leur faire remarquer qu’ils sont des branques et qu’ils ne savent même pas mettre des menottes. En effet, il a presque les mains libres. Les playmobiles, vexés par la pique, soulèvent le minot et lui remettent les pinces, serrées jusqu’au sang cette fois. Je vois les mains du compagnon devenir violettes en deux secondes. Des larmes de douleur lui viennent. Après dix minutes, les deux GM réalisent qu’ils y sont peut-être allés un peu fort ; ils desserrent les menottes, laissant sur les poignets du jeune homme les marques de leur connerie crasse.

De l’autre côté, cinq flics mettent la pression à un mec qui aurait mis un gros coup de latte à l’un d’entre eux. « Tu mets des coups à nos collègues, ça t’amuse fils de pute ? En un contre un, tu te la raconterais moins. » La plupart des interpellés n’ont pas l’air d’avoir déjà vécu ce type de situation. Mon silence m’a valu une sorte de « traitement de faveur », pas un de ces abrutis ne vient me chauffer. Une fois dans le « panier à salade », les garçons arrêtés me posent plein de questions : « Tu t’es déjà fait arrêté ? Tu penses qu’ils vont nous garder longtemps ? » Leurs visages se figent un peu lorsque je leur dis que nous risquons de passer la nuit en garde-à-vue. Tous ont encore la rage, mais la peur du fatidique « casier » prend peu à peu la place. Pour d’autres, c’est une autre menace qui les inquiète : « Putain, mes darons vont me déchirer quand ils vont savoir que je suis au poste ! »

Pendant ce temps, les hyènes font leur sale taf, remplissent leurs papiers, pour savoir quel BACeux a fait telle prise. Et vas-y pour la prime de « BAC17 »… « Et toi « BAC14 », c’est lequel que t’as chopé ? » ; « A quelle heure les arrestations ? » ; « Mais nan, c’était une heure plus tard ! », « Bon vas-y, c’est pas grave, on verra ça après. » Ce métier de rêve…Ces têtes de bourrins analphabètes qui ont tout pouvoir pour nous envoyer au ballon…

Quelques minutes et une bonne dizaine de remarques homophobes plus tard, le commissariat délabré en plein quartier de bourge. Puis une heure après, le transfert au dépôt. En sortant, un regard vers les copains et copines qui ont eu la gentillesse de venir devant le poste, le temps d’un signe et d’un sourire crispé. Le dépôt…une des taules les plus dégueulasses d’Europe, selon les mots d’un rapporteur pour la commission européenne. Retour en terrain connu…

Là, à vingt dans une pièce carrée ; « Salut, t’es là pourquoi ? Manif, sérieux ?! Check mon frère ! Ils t’ont chopé quand toi ? » La plupart sont là pour came ou tise au volant. Certains ont goûté à la taule, disent qu’ils la préfèrent à la garde-à-vue…d’autres craignent d’y aller ; les plus bavards et les plus âgés animent la discussion. Ca part sur l’Etat, les condés « qui bandent à chaque arrestation », ce pays de merde, la justice qui nique sa mère ; quelques petits mots sur le capitalisme. On est à peu près sur la même longueur d’onde. Derrière un petit muret d’un mètre de haut qui sert de séparation de fortune, un type gerbe tout ce que son corps contient. L’air devient vite irrespirable et l’homme a l’air très mal en point, semble à deux doigts de s’étouffer dans son vomi. On appelle à l’aide, une flique vient pour évacuer la personne malade et nous changer de cellule, « parce que vous êtes des êtres humains quand même »…Quelques sourires, des messes- basses assez explicites à propos de la femme…

La discussion change, ils parlent de la fin du monde maintenant. Là, quelqu’un lance : « Moi je vais vous dire c’que c’est la fin du monde pour moi. La fin du monde, c’est quand la femme se met avec la femme, et l’homme avec un autre homme. Ca c’est la fin du monde, les frères ». Signes de la tête des autres, approbateurs. Et merde, c’était pourtant pas si mal parti. Ensuite ça enchaîne sur le salaire des stars, des footballeurs, sur les Juifs, forcément…qui détiennent le pouvoir, qu’on voit partout à la télé, etc. Re- merde…toutes ces remarques à la con qui font que je déteste les flics (entre autres griefs), mais qui sont loin d’être leur monopole. Je n’ai ni la force ni le courage de me faire traiter de « sale sioniste » ou de « sale PD » ; je la ferme, lâchement et malgré moi, et tente de me reposer un peu.

Une demie- heure plus tard, c’est la fouille. Puis on me place dans une cellule à trois « couchettes » superposées. En fait de « couchettes » ce sont des planches en bois clouées perpendiculairement à l’axe du lit en fer. Mon dos s’en souvient encore…deux ans plus tôt, comme le temps passe…
Déjà deux personnes sont là. L’un dort, ronflant comme un bébé, indiquant un profond sommeil que je lui envie. Le deuxième m’accueille avec un franc sourire : « Ah chef, ça fait plaisir que tu sois là, j’avais personne à qui causer ! ». Je n’aime pas qu’on m’appelle « chef », mais le type a l’air vraiment gentil.

La conversation s’engage, nous sommes tous les deux dégoûtés de nous retrouver dans ce trou puant, avec cette bouffe infâme que nous refusons par principe. Lui n’a pas mangé depuis quarante-huit heures, c’est la première fois au dépôt. Il me confie qu’il n’a pas de papiers, qu’il est originaire de Kabylie. Sept ans à trimer comme un forçat en France ; le bâtiment, la restauration, maçon, livreur, un peu de tout. « J’ai tout essayé ici. J’ai jamais ouvert ma gueule ou quoi. Sept ans que je demande des papiers, pour avoir des aides, le logement, les soins ; juste vivre tranquille. On ne m’a jamais régularisé. La préfecture, elle ne répond pas aux lettres. Je connaissais personne en arrivant. Tous mes amis d’aujourd’hui, ils sont sans papiers. » Il me raconte un peu pourquoi il est parti d’Algérie, à cause des gendarmes. « Là-bas ils sont partout, surtout en Kabylie. Ils font ce qu’ils veulent ; quand ils t’arrêtent, même pour un rien, ils peuvent te tabasser, personne ne dit quelque chose. Je voulais partir pour respirer un peu. Quand je suis arrivé, c’était Jospin. Les flics faisaient chier déjà, mais aujourd’hui c’est pire. Quand je vois les flics dans la rue, je dois changer de trottoir ou faire demi-tour ; quand je vois un commissariat, je dois trouver un autre chemin. J’ai peur tout le temps. Et là, je suis ici juste pour une petite bagarre au travail. » Déjà deux reconduites à la frontière, il est revenu chaque fois. « Demain, peut-être, ils vont m’emmener au centre de rétention ». A ce mot, j’ai comme un malaise ; je repense de suite à ce foutu camp pour indésirables, à toutes les personnes qui y sont passées et s’y sont battues, aux témoignages. « Tu sais, moi je préfère ça à la limite ; au moins là-bas je pourrai fumer, marcher un peu, téléphoner. J’en ai marre de la France, je lui ai donné assez de mon temps. Les gens ici ne peuvent rien faire, et plus ils sont passifs, plus le gouvernement en profite pour les comprimer. Mais quand c’est trop, ça explose. En Kabylie, ça a explosé. »

On avait l’air de se comprendre. Je ne pensais plus au procureur que j’allais voir dans quelques heures, à mon éventuelle comparution immédiate. Ce type qui avait tout lâché en pensant vivre un peu mieux en France, et qui se retrouvait au trou, contraint bientôt de repartir pour une région où rien n’y personne ne l’attendait. Il portait la figure même de l’apatride, oppressé ici, malheureux là-bas. Il n’avait presque plus rien. Juste l’habitude de faire face à l’adversité. Nous n’avons pas dormi. En fin de matinée, les flics vinrent me chercher. Nous passâmes à quatre devant une procureur qui ne nous regarda même pas, et expédia notre affaire, déchirant des papiers, nous disant en forme de menace que l’on serait peut-être convoqués par la suite. Pas de procès-verbal de garde-à-vue, rien.

En repassant devant la cellule, je m’arrêtai pour échanger un dernier mot avec le compagnon, lui souhaiter courage. Un léger sourire, une poignée de main à travers la porte. Il s’appelait Ahmed, je ne le reverrai probablement jamais. Il est des rencontres qui sont des leçons, à vous donner l’envie de continuer le combat.
Pour une société sans prisons, sans flics, sans remarques homophobes et antisémites. Sans frontières.

NON FIDES
Groupe Anarchiste Autonome

Extrait du journal apériodique Non Fides N°2 à paraitre.

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