Comment Lilly à fait avaler sa pilule

En dix ans, le Zyprexa s’est imposé comme « le » médicament pour les psychotiques. Résultat de la stratégie marketing agressive d’Eli Lilly… qui a caché des risques connus. Des milliers de plaintes ont été déposées depuis aux Etats-Unis.

Ulien J. est psychotique. C’est un habitué des médicaments. Il a pris les anciens, il prend les nouveaux. « Je ne me sens pas très heureux avec le Zyprexa. Mais, quand même, c’est mieux. Le problème, c’est que ça libère l’appétit. »

Le Zyprexa, c’est la star des antipsychotiques de nouvelle génération (1). Voilà dix ans qu’il a envahi le marché. Qu’il rapporte au laboratoire pharmaceutique Eli Lilly, son fabricant, 4,2 milliards de dollars par an. Près de 20 millions de personnes dans le monde en ont pris ou en prennent. Et ce n’est pas fini. Le marché de la « schizophrénie » est énorme. Et captif, car les malades sont atteints à vie. Donc condamnés, des années durant, à avaler leurs petites pilules. Pour Eli Lilly, c’est mieux qu’une niche, car, comme le note le dossier de presse du laboratoire américain, « la schizophrénie est une affection chronique touchant 1 % de la population mondiale… On estime en France que près de 600 000 personnes en sont affectées ».

Dans le monde de la pharmacie, tout lancement de molécule s’entoure d’un voile de secret. Concurrence oblige. Mais la façon dont Lilly a imposé le Zyprexa dépasse de très loin les petites cachotteries entre labos rivaux. Selon une série de documents internes confidentiels révélés fin 2006 par le New York Times, la firme serait coupable de dissimulation, en ayant cherché, dès le départ, à minorer les effets secondaires du Zyprexa.

Un « médicament miracle »

Au milieu des années 90, l’arrivée sur le marché de cette nouvelle classe de neuroleptiques, baptisés « antipsychotiques atypiques » est présentée comme une « véritable révolution thérapeutique ». Ils ont une efficacité comparable à celle des neuroleptiques classiques, que le psychiatre français Pierre Deniker fut le premier à employer, dans les années 50, pour traiter les maladies mentales. Surtout, ils induiraient beaucoup moins d’effets secondaires. Les neuroleptiques dits de première génération calment les symptômes, réduisent les hallucinations, les phases de grande dépression ou d’agitation extrême. Transformant, au passage, l’atmosphère très tendue et agitée des services de psychiatrie. Rares sont ceux qui se soucient alors des effets secondaires. Pourtant, les malades prennent du poids, beaucoup de poids. Ils souffrent souvent d’effets extra-pyramidaux : crispation des muscles ou mouvements saccadés. Certains sont comme absents d’eux mêmes, sans libido, perdant la mémoire. A l’époque, on s’en accommode. Les temps changent avec le Zyprexa : finis les effets extra-pyramidaux ou ces syndromes parkinsoniens. « C’était très intéressant. L’efficacité paraissait supérieure et les effets secondaires beaucoup plus limités », raconte le Pr Llorca, du CHU de Clermont-Ferrand.

La machine commerciale des grands labos peut se lancer. Et en y mettant le paquet, car ces nouveaux antipsychotiques ont un autre avantage : ils se vendent au moins dix fois plus cher que les précédents. Dans cette phase de montée en puissance, Lilly se révèle particulièrement redoutable, d’autant que sa molécule, l’olanzapine, n’est pas la plus mauvaise. « Avec le Zyprexa, les patients étaient beaucoup moins assommés, ils étaient plus présents », note également le Dr Tremine, qui dirige un secteur de psychiatrie à Aulnay-sous-bois (Seine-Saint-Denis). Au tout début de sa commercialisation, la fameuse prise de poids n’est guère mentionnée. Ou alors en bas des notices, comme un effet secondaire anodin, qui serait le prix à payer pour tous les neuroleptiques. En interne, on finit pourtant par constater que 30 % des patients traités par Zyprexa ont une prise de poids rapide et importante ­ 11 kg en moyenne au bout d’un an. Certains malades prennent jusqu’à 50 kg ! On le sait chez Lilly. Mais on banalise cet habituel effet indésirable : « Les données disponibles ne sont pas en faveur d’un lien entre la posologie et la prise de poids. […] Les mécanismes de cette prise de poids ne sont pas totalement identifiés », se défend la firme quand on l’interroge aujourd’hui.

Les malades mentaux ont du diabète…

Pourtant, dès novembre 1999, dans un courriel interne, le Dr Breier, directeur médical d’Eli Lilly, écrit : « Le gain de poids et l’hyperglycémie associés à l’olanzapine sont des menaces majeures pour le succès à long terme de cette molécule d’une importance capitale. » Selon le New York Times, « les documents publiés sont remplis de références réclamant que les interrogations sur le diabète et l’obésité ne fassent pas souffrir les ventes ». Car le second effet indésirable grave est l’augmentation du sucre dans le sang. L’association américaine des diabétiques et des diabétologues s’en inquiète dès 1996. En 2000, un groupe de médecins a même mis en garde le fabricant : la situation « pourrait devenir plus sérieuse qu'[ils] ne l’anticipent ». Que fait Lilly ? Le laboratoire nie, avec constance, tout lien de causalité entre la prise de Zyprexa et le diabète. Et affirme que, « dans la population souffrant de troubles psychiatriques, la prévalence du diabète de type II est 1,5 à 4 fois plus importante par rapport à la population générale. Ce phénomène est retrouvé tout aussi bien chez les patients schizophrènes que chez les patients bipolaires [sujets à des troubles de l’humeur, ndlr] « . Avoir du diabète serait donc une caractéristique des malades mentaux, pas des médicaments. « On arrive aujourd’hui à une situation cocasse, s’exclame le Dr Lecuyer, qui dirige un secteur de psychiatrie à Annecy. On nous a présenté le Zyprexa comme un nouvel antipsychotique miracle, en nous disant que tout allait bien, niant les problèmes de poids. Quelques années plus tard, tous les cliniciens notent ces prises de poids très importantes chez les patients, il y a la menace de procès aux Etats-Unis. Et maintenant, Lilly vient nous voir en proposant des programmes de nutrition et de conseils aux patients. C’est pour le moins habile. »

Procès en rafale aux Etats-Unis

Outre-Atlantique, les procès sont plus qu’une menace. En 2005, Lilly a versé 700 millions de dollars de dommages et intérêts à 8 000 patients rendus malades par le Zyprexa. Le 5 janvier dernier, le laboratoire accepte le paiement de 500 millions de dollars pour mettre fin à une cohorte de 18 000 plaintes. Des indemnités beaucoup moins généreuses parce que, entretemps, la Food and Drug Administration, l’autorité sanitaire américaine, a fini, en 2003, par assortir le Zyprexa, comme d’autres antipsychotiques, d’une mise en garde très claire sur les effets secondaires de diabète. Mais 1 200 autres pourvois pendent au nez de Lilly. La firme, privilégiant le règlement amiable, avait obtenu une clause de confidentialité des plaignants. Jusqu’à ce qu’un avocat spécialiste de la défense des malades mentaux, James Gottstein, brise la loi du silence et transmette fin 2006, à un journaliste du New York Times, les milliers de pages de documents internes que Lilly voulait garder secrètes…

Il en ressort que le fabricant du Zyprexa n’a pas seulement masqué les risques d’effets secondaires, mais œuvré aussi pour élargir les indications de ce médicament. Une nouvelle molécule décroche toujours son autorisation de mise sur le marché sur une indication précise. Ensuite ? L’objectif commercial de tout labo est de grignoter du champ pour pouvoir la prescrire plus largement. Pourquoi ne pas donner le Zyprexa aux déprimés ? Selon le Pr Llorca, du CHU de Clermont-Ferrand, « ce n’est pas absurde d’un point de vue théorique. Pour certains chercheurs, il y a une sorte de base commune à toutes les psychoses. Ce fut pareil pour les antidépresseurs, certains les prescrivent maintenant dans les troubles de l’anxiété ». Au fil des ans, Lilly suggère, études à l’appui, que le Zyprexa est efficace pour les troubles bipolaires.

Il existe enfin un marché de la… prévention de la psychose. Peut-on prévenir les psychoses ? Ou du moins, est-il efficace de les traiter le plus vite possible, dès l’apparition des premiers symptômes ? Le débat est ouvert. On découvre, l’hiver dernier (2), que Lilly, appuyé par une équipe de la prestigieuse université de Yale, a, au début des années 2000, entrepris un essai pour le moins problématique : prescrire le Zyprexa à des groupes de patients jeunes, sans psychose déclarée, puis comparer les résultats avec ceux d’un groupe placebo. Prendre du Zyprexa n’est pourtant pas sans risque. « Le problème est surtout que, au tout début, les symptômes ne sont pas significatifs. Un jeune de 18 ans peut être anxieux, déboussolé, dépressif, sans que cela signifie une entrée dans la psychose. » Qu’importe, l’essai a été mené, et, au bout de quelques mois, les investigateurs ont dû l’arrêter, vu le tollé des milieux scientifiques. « La prévention des troubles mentaux, c’est un enjeu de santé publique majeur. Mais c’est aussi un enjeu commercial énorme », explique le Dr Lecuyer.

Ambiguïté commerciale

C’est ainsi que d’année en année, le Zyprexa s’est imposé comme l’antipsychotique de référence. Il est partout, ou presque. Et est l’un des plus beaux exemples de l’ambiguïté commerciale des grands labos. Lilly avait une bonne molécule, mais, pour l’imposer, il a adopté une stratégie qui n’avait rien de sanitaire. « Hier, encore, la visiteuse médicale de Lilly est passée, raconte un jeune interne en psychiatrie d’un hôpital parisien. Elle voulait nous inviter à déjeuner et nous proposer un voyage d’études. Et, comme les autres visiteuses, elle nous a dit en partant : « Et bien sûr, on prend en charge si vous le voulez votre pot de départ quand vous changez de service. » C’est gonflant, et le pire, c’est que ces pratiques deviennent banales. »

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